1.1. Les Stoïciens : un cosmopolitisme moral et universel
L’analyse menée dans la première partie a mis en lumière la complexité du concept de cosmopolitisme, qui peut se déployer à plusieurs niveaux : celui de la ville, des institutions et des expositions. Chacun de ces niveaux révèle des tensions entre unité et diversité, proximité et distance. Pour mieux cerner cette notion, il est pertinent de revenir à l’une de ses premières formulations théoriques, le cosmopolitisme stoïcien.
À partir du IIIe siècle avant J.-C., Zénon de Citium, fondateur du stoïcisme, a été parmi les premiers à conceptualiser l’idée d’une appartenance commune à une cité du monde, la cosmopolis (34). Selon lui, tous les êtres humains partagent une même raison universelle, principe unificateur transcendant les particularismes culturels et politiques. Comme l’affirme Épictète : « Tu es citoyen du monde, membre de la cité des dieux et des hommes » (35). Cette vision repose sur une éthique morale : chaque individu, indépendamment de sa provenance ou de son statut, est lié à autrui par cette rationalité commune, qui fonde un devoir de solidarité et de justice.
Cependant, cette unité rationnelle peut-elle garantir une interaction, dans les contextes des villes modernes ?
Avant d’examiner les critiques de cette vision stoïcienne, il est important de comprendre comment ce modèle moral a influencé les réflexions sur la cohabitation des cultures et les tentatives d’unir les peuples sous une même bannière éthique. Les frontières géographiques ou politiques sont secondaires, voire illusoires, par rapport à cette appartenance universelle. Pour les Stoïciens, vivre en accord avec la raison universelle signifie reconnaître l’interdépendance de tous les êtres humains et agir dans l’intérêt du bien commun.
Cependant, dans le contexte des villes contemporaines, cette vision stoïcienne se heurte à des réalités complexes (36). En effet, si cette philosophie propose de transcender les différences culturelles au nom de l’humanité commune, elle peut paradoxalement aboutir à une uniformisation des expériences et à l’effacement des particularités culturelles. Or, Marseille, qui a été façonnée par des vagues de migration : les identités culturelles jouent un rôle dans le quotidien des habitants. Les populations issues du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne ont chacune des pratiques, des croyances et des modes de vie distincts qui ne peuvent être réduits à une appartenance humaine universelle.
Cette situation nous pousse à interroger l’universalité stoïcienne. Peut-on parler de cosmopolitisme ?
Cette universalité semble avant tout radicale et peu respectueuse des différences culturelles car en cherchant à unifier l’humanité sous la bannière de la raison, les Stoïciens semblent ignorer les contextes culturels, linguistiques et historiques qui façonnent les individus. Ils envisagent un cosmopolitisme limité au monde grec. Ce modèle pourrait donc conduire à une uniformité négligeant les particularités locales.
Figure 15. Illustration du cosmopolitisme stoïcien.
Cela rejoint le mythe de Babel (37), qui met en lumière les limites de l’uniformité. Dans la Genèse, l’humanité, parlant une seule langue, entreprend de bâtir une tour pour atteindre le ciel, symbole de l’ambition humaine collective. Dieu, pour empêcher cet acte, brouille les langues, entraînant ainsi la dispersion des peuples. Ce mythe nous interroge sur la possibilité de véritablement comprendre l’autre lorsque tous parlent une même langue ou dans le cas du cosmopolitisme stoïcien, partagent une même raison universelle. L’unité morale stoïcienne devrait permettre une communication parfaite entre les individus, liés par des valeurs communes et un principe moral universel. Cependant, cette unité ne garantit pas l’absence de malentendus.
En effet, chaque individu, bien qu’égal en raison de sa rationalité commune, vit dans un monde façonné par des référents culturels distincts. Ces référents créent des barrières à la communication.
Ainsi, si ce cosmopolitisme universel peut promouvoir une vision de solidarité, il doit aussi prendre en compte la pluralité des identités et des parcours, afin de ne pas risquer de les effacer au nom de l’unité.
La question est de savoir comment articuler cette solidarité universelle avec la reconnaissance des particularismes culturels à Marseille.
1.2. Emmanuel Kant : un cosmopolitisme juridique et politique
Avec Emmanuel Kant, nous passons d’un cosmopolitisme moral à un cosmopolitisme juridique et politique (38). Kant, dans Vers la paix perpétuelle, imagine une fédération d’États qui, grâce à un cadre juridique commun, garantirait les droits fondamentaux des individus et établirait une paix durable entre les nations. Il place ainsi le cosmopolitisme dans une dimension plus formelle, inscrite dans le cadre des relations internationales et des droits universels. Toutefois, un tel cosmopolitisme juridique, peut-il promouvoir une interaction culturelle ?
Le modèle kantien repose sur l’idée qu’un ordre juridique universel est indispensable pour garantir la coexistence pacifique et la protection des droits fondamentaux de chaque individu. Cet universalisme, bien que progressiste, soulève toutefois un problème : le risque d’effacement des particularités culturelles. En cherchant à établir des droits communs applicables à tous, Kant tend à ignorer les spécificités culturelles locales. Cependant, alors que les Stoïciens limitaient leur cosmopolitisme au monde grec, Kant élargit sa portée à une humanité globale, reconnaissant les différences réelles entre les nations et les cultures associées.
Kant écrit : « Le droit cosmopolitique doit être limité aux conditions de l’hospitalité universelle. » (39). Ce concept impose un devoir d’accueil et de respect envers l’étranger, posant ainsi les bases d’une interaction pacifique entre cultures. Certes, cette hospitalité universelle peut sembler insuffisante pour instaurer un dialogue interculturel profond, mais elle constitue un socle essentiel. Plutôt que de le considérer comme une limite, ce cadre peut être vu comme un préalable nécessaire : un environnement où les droits fondamentaux sont garantis est indispensable pour permettre des rencontres authentiques.
De plus, bien que Kant se concentre sur les relations entre nations souveraines, ses idées jettent les bases d’un cosmopolitisme plus large. Dans un monde où les cultures sont de plus en plus imbriquées, comme à Marseille, la mise en place d’un cadre juridique commun offre un espace de sécurité et de stabilité, pour amorcer des échanges interculturels. Ce cadre juridique ne prétend pas résoudre les tensions ou les malentendus culturels, mais il en catalyse la possibilité en fournissant un environnement propice à la reconnaissance mutuelle.
Le mythe de Babel peut être convoqué une fois de plus pour illustrer cette tension. Ce mythe nous rappelle qu’une unité linguistique ou politique ne suffit pas à éliminer les malentendus. Mais il souligne aussi l’importance d’un cadre commun pour que la diversité devienne une richesse plutôt qu’une source de conflit. À Marseille, où la diversité culturelle est constitutive de l’identité urbaine, le cadre kantien pourrait offrir un socle sur lequel bâtir un cosmopolitisme plus fort.
Tandis que le cosmopolitisme kantien se déploie à l’échelle des relations internationales, Marseille et ses institutions pourraient, à une échelle locale, jouer un rôle clé dans la mise en œuvre d’un cosmopolitisme fort, en favorisant des rencontres authentiques entre cultures.
Pour que ce cosmopolitisme latent devienne un moteur d’interaction réelle, il faut comprendre que des dynamiques différentes se jouent à plusieurs échelles : celle de la ville, des institutions et des expositions. C’est ici qu’intervient la notion de catalyseur. Cette notion désigne ici le rôle des institutions dans l’activation des échanges culturels. Mais est-il possible de transformer le cosmopolitisme latent de la ville en un cosmopolitisme fort au sein d’une institution ?
II. Cosmopolitisme moderne : différenciation culturelle et hybridité
2.1 Kwame Anthony Appiah : un cosmopolitisme enraciné
Alors que Kant défendait un cosmopolitisme fondé sur l’universalité de la raison et des droits, Kwame Anthony Appiah propose dans Cosmopolitanism : Ethics in a World of Strangers (40), une vision plus nuancée et enracinée de ce concept. Il ne voit pas l’identité culturelle comme un obstacle au cosmopolitisme, mais comme un point de départ nécessaire pour tout échange interculturel. En effet, Appiah affirme qu’il est possible de concilier attachement local et ouverture mondiale.
Appiah met en avant le concept de « double engagement » (41). L’identité locale ne doit pas être abandonnée au profit d’une homogénéité globale, mais doit coexister avec une ouverture à la diversité culturelle mondiale. « Nous sommes citoyens de deux mondes : celui de notre particularité locale et celui de notre humanité partagée. » (42). Cette approche semble pertinente dans un contexte où les espaces culturels marseillais cherchent à représenter les populations qu’ils accueillent.
En effet, comme souligné dans la première partie, le Mucem s’efforce de collaborer avec les habitants locaux, notamment par le biais d’ateliers participatifs. L’objectif est de co-construire des expositions qui ancrent le récit muséal dans la réalité sociale de Marseille, tout en mettant en lumière la richesse des identités culturelles de la ville.
Appiah reconnaît que le cosmopolitisme ne peut pas être un idéal abstrait ; il doit se vivre dans les espaces concrets où les individus interagissent. Cependant, un cosmopolitisme « vécu » dans la ville diffère de celui qui peut être « mis en scène » au sein d’une institution. À Marseille, le cosmopolitisme prend la forme d’une cohabitation entre populations, marquée par des interactions superficielles ou conflictuelles. Il est latent, présent dans les espaces partagés tels que le marché à Noailles, mais sans aboutir à un échange profond.
À l’inverse, les institutions culturelles ont la capacité de créer des cadres délibérés pour favoriser le dialogue interculturel. Pourtant, ce cosmopolitisme institutionnel, peut-il catalyser les expériences du cosmopolitisme urbain ? Ne risque-t-il pas de rester figé et scénarisé malgré les meilleures intentions curatoriales ?
Appiah insiste sur l’importance de l’interaction humaine réelle pour dépasser les barrières culturelles. Mais dans une institution, cette interaction est souvent médiée par des récits curatoriaux, des objets exposés ou des dispositifs technologiques. L’expérience cosmopolite devient alors conditionnée par la manière dont les cultures sont présentées.
L’exposition Connectivités (43), présentée au Mucem, illustre cette tension entre enracinement local et ouverture mondiale. Conçue pour explorer les échanges culturels en Méditerranée, elle juxtapose des objets variés : manuscrits anciens, œuvres d’art contemporaines, pièces de la vie quotidienne. Ces objets, issus de différentes périodes et cultures, sont placés dans des vitrines et éclairés de manière tamisée, suivant les normes muséographiques occidentales.
Manuela Joguet soulève un problème : « Nous avons une manière « européenne » de présenter des objets. »(44). Cette méthode, efficace pour préserver les pièces, tend à uniformiser leur réception. Les objets, séparés de leur contexte d’origine risquent de perdre leur authenticité. Ils sont placés sur un même plan, réduits à des artefacts détachés de leur usage et de leur signification.
L’un des risques est que les visiteurs perçoivent ces objets comme des représentations homogènes d’une diversité culturelle. Un tapis berbère ou une céramique ottomane exposés dans une même vitrine pourraient apparaître comme deux facettes d’un patrimoine méditerranéen partagé, sans que leur rôle précis soit exploré.
De ce fait, les espaces culturels marseillais ne reproduisent-ils pas involontairement les dynamiques sociales existantes ?
Le double engagement proposé par Appiah semble pourtant offrir une voie prometteuse pour dépasser ces limites. Il invite à une valorisation simultanée des particularités locales et d’un dialogue global. Mais dans la pratique, cela demande un équilibre délicat. Si une exposition met trop l’accent sur l’universalité des expériences humaines, elle risque de diluer les spécificités culturelles. À l’inverse, en insistant uniquement sur les particularismes, elle pourrait fragmenter l’expérience cosmopolite en une mosaïque de récits isolés.
Cette dualité nous pousse à repenser le rôle des institutions : elles ne doivent pas seulement refléter la diversité, mais aussi créer les conditions d’un dialogue entre les visiteurs et les cultures exposées.
2.2 Homi K. Bhabha : hybridité culturelle et « tiers-espace »
Homi K. Bhabha propose, dans The Location of Culture une perspective différente de celle d’Appiah, en insistant sur l’hybridité culturelle (45). En effet, Bhabha se concentre sur les processus d’échange et de transformation qui se produisent lorsque différentes cultures se rencontrent. Contrairement aux visions plus statiques du cosmopolitisme moral ou politique, Bhabha voit ces rencontres comme des espaces de tension, où les identités s’hybrident, se confrontent et se redéfinissent.
Homi Bhabha remet en question l’idée que les cultures sont des entités fixes et autonomes. Pour lui, le cosmopolitisme ne peut se limiter à une coexistence des différences ; il s’agit d’un processus dynamique, où les identités se recomposent mutuellement dans ce qu’il appelle le « tiers-espace » (46).
Cependant, cette hybridité ne surgit pas spontanément ni sans douleur : elle est le résultat d’un processus d’acculturation, où certaines pratiques culturelles sont modifiées, voire absorbées, par d’autres.
L’hybridité, telle que Bhabha la conçoit, n’est pas un mélange harmonieux ; elle est marquée par des rapports de pouvoir. Dans un contexte postcolonial, l’hybridité se développe souvent dans des conditions d’inégalité, où les cultures dominées doivent s’adapter aux normes imposées par la culture dominante. Cette dynamique évoque le concept d’acculturation, qui désigne le processus par lequel une culture adopte certains éléments d’une autre culture à la suite de contacts prolongés. Cependant, Bhabha va plus loin en montrant que l’acculturation n’est pas un processus unidirectionnel : même les cultures dominantes se trouvent transformées par ces échanges. Par exemple, dans les anciennes colonies, les pratiques locales ont souvent été réinterprétées à travers le prisme des valeurs occidentales. En retour, elles ont influencé la culture coloniale, donnant naissance à des formes culturelles hybrides. Le tiers-espace devient alors un lieu où les identités se négocient en permanence, mais cette négociation est souvent marquée par des déséquilibres. Certaines cultures ou récits risquent d’être marginalisés, tandis que d’autres s’imposent comme dominants.
Pourtant, Bhabha ne réduit pas le tiers-espace à une arène de tensions ou d’inégalités. Il le définit également comme un lieu d’hybridation créatif, où des éléments culturels distincts se rencontrent et s’entrelacent pour donner naissance à des formes culturelles inédites. Ce processus transcende les oppositions binaires entre « nous » et « eux ». Le tiers-espace devient un espace de potentialité, où des identités et des récits inédits émergent, brouillant les frontières entre cultures dominantes et dominées. Mais alors, comment promouvoir cette hybridité créative et équitable sans tomber dans une dynamique d’assimilation unilatérale ?
Dans les musées, cette problématique se traduit par une tendance à présenter les cultures non occidentales à travers un prisme occidental. Comme énoncé précédemment, dans l’exposition Connectivités, les échanges culturels en Méditerranée sont illustrés par une diversité d’objets. Pourtant, comme le note Manuela Joguet, le mode de présentation des objets risque de figer leur signification.
Ce choix, dicté par des conventions muséographiques, contribue à perpétuer une hiérarchie implicite où les objets non occidentaux sont perçus comme des curiosités ou des influences dans une narration principalement centrée sur l’Europe. En effet, en les plaçant dans une vitrine, le musée impose une distance entre le visiteur et l’objet, limitant l’expérience sensorielle et émotionnelle.
Cette approche peut aussi réduire les objets à leur valeur documentaire, les privant de leur ancrage spécifique et de leur dynamique propre.
Ainsi, le défi consiste à promouvoir une hybridité équitable, où les différentes cultures se rencontrent et dialoguent sur un pied d’égalité. Car en effet, cette hiérarchie implicite empêche de refléter le véritable tiers-espace souhaité par Bhabha, où les interactions culturelles produisent des formes hybrides qui reflètent pleinement le potentiel du cosmopolitisme fort.
III. Cosmopolitisme latent vs cosmopolitisme fort : de la coexistence à l’interaction
3.1 Le cosmopolitisme latent : une coexistence sans dialogue
Pour rappel, Wacquant décrit le cosmopolitisme latent (47) comme une coexistence culturelle marquée par une fragmentation sociale et spatiale. Ce cosmopolitisme se manifeste dans les grandes métropoles contemporaines, comme Marseille où des populations diverses vivent côte à côte, mais souvent dans des mondes parallèles, séparées par des barrières économiques, linguistiques ou identitaires.
La simple proximité physique des individus de différentes origines ne suffit pas à instaurer des échanges significatifs. C’est une forme de cosmopolitisme qui demeure à l’état potentiel.
Le musée, en tant qu’institution, propose un cadre différent. Là où la ville échoue souvent à faire émerger un cosmopolitisme fort, l’espace muséal pourrait agir comme un lieu où les rencontres se densifient et se complexifient. Contrairement à l’espace urbain, le musée impose une médiation. Les objets culturels, exposés, sont soumis à une scénographie qui construit un récit. Ce récit peut soit encourager une interaction cosmopolite, soit, au contraire, figer les cultures dans des cadres narratifs prédéfinis. L’enjeu ne concerne donc pas uniquement ce qui est exposé, mais aussi comment ces éléments sont mis en relation pour susciter une réflexion cosmopolite chez les visiteurs.
Nous avons évoqué précédemment l’exposition des objets sous vitrines, mais un autre enjeu concerne la manière dont les visiteurs interagissent avec ces expositions. En effet, bien souvent, les visiteurs sont réduits à un rôle de spectateurs, confrontés à une narration unidirectionnelle. Le musée, dans ce cas, ne se distingue pas de la ville : il reproduit une situation où les individus coexistent dans un même espace sans véritable interaction.
Cependant, l’espace muséal a la particularité de pouvoir structurer les rencontres différemment. Contrairement à la ville, où les interactions sont aléatoires et limitées par des frontières invisibles, le musée pourrait créer des conditions spécifiques pour une confrontation directe des récits culturels. Cela passe par la mise en relation des objets, mais aussi par l’intégration des visiteurs eux-mêmes dans un processus d’échange.
Un autre aspect du cosmopolitisme latent au sein des expositions concerne la hiérarchie implicite des récits. Comme le montre le cas du Mucem, les objets issus de cultures non occidentales, bien qu’intégrés dans un récit d’interconnexion, restent positionnés comme des éléments périphériques.
Cette hiérarchie narrative ne fait que reproduire les asymétries de pouvoir observées dans la ville. Loin de transcender le cosmopolitisme latent, elle risque de le renforcer, en imposant une structure où certaines voix culturelles sont plus audibles que d’autres. Le défi pour l’exposition serait alors de déstabiliser ces hiérarchies.
Cependant, cette situation ne représente pas une fin en soi. Bien que la latence du cosmopolitisme urbain reproduise des clivages et des asymétries, elle offre aussi un terrain propice à l’interrogation et à la transformation au sein de l’espace muséal. Les expositions peuvent-elles dépasser les limites structurelles imposées par la muséographie traditionnelle pour devenir des espaces d’échange culturelle ?
3.2 Le cosmopolitisme fort : vers une interaction authentique
Le concept de cosmopolitisme fort (48) va au-delà de la coexistence culturelle. Il se distingue par une interaction véritable, où les identités ne sont pas que juxtaposées mais activement engagées dans un processus de transformation mutuelle. Contrairement au cosmopolitisme latent de Wacquant, qui décrit une fragmentation sociale empêchant tout échange significatif, le cosmopolitisme fort suppose une réciprocité. Ce n’est pas une interaction contrainte par les dynamiques de pouvoir, mais un dialogue qui cherche à équilibrer les rapports entre cultures.
L’exposition muséale, dans un cadre de cosmopolitisme fort, dépasse la transmission de savoirs pour devenir un lieu où des récits culturels divergents se rencontrent. Ce type d’exposition pourrait chercher à provoquer des interactions, à révéler les tensions et les zones de friction entre différentes perspectives culturelles. Contrairement à des approches muséales plus conventionnelles, où les récits sont linéaires et les hiérarchies implicites, ici, chaque voix trouve un espace légitime d’expression et de confrontation. Cette perspective interroge les deux sens du mot « culture » : d’une part, la culture populaire, qui reflète les pratiques et expressions collectives du quotidien ; d’autre part, la culture élitiste, souvent associée à des formes artistiques et intellectuelles institutionnalisées. Dans une perspective cosmopolite, ces deux dimensions ne s’opposent pas mais s’interpellent et se nourrissent mutuellement.
Ce processus résonne avec la notion de « tiers-espace » (49) développée par Bhabha, qui n’est pas seulement une zone de tensions, mais un lieu d’hybridation créatif. Pour rappel, des éléments culturels distincts se croisent et engendrent de nouvelles formes culturelles, transcendant ainsi les oppositions entre « nous » et « eux ».
Le véritable tiers-espace devient alors un cadre théorique pour conceptualiser le cosmopolitisme fort : il ne s’agit pas de diluer les identités culturelles, mais de leur permettre de se redéfinir à travers leurs interactions, créant ainsi des formes hybrides équilibrées, sans qu’aucune ne prenne le pas sur l’autre.
Ainsi, une exposition pensée selon les principes du cosmopolitisme fort chercherait à dépasser les oppositions entre les cultures. Elle viserait à créer un espace d’échange où chaque expression, qu’elle soit locale ou institutionnalisée, peut contribuer à un récit collectif.
Mais comment parvenir à un véritable partage, où chaque identité peut s’enrichir sans se diluer ? Cette question soulève des défis pour penser un cosmopolitisme fort.
Conclusion
Le cosmopolitisme, qu’il soit classique ou moderne, rencontre des limites dans sa mise en pratique. Si les Stoïciens et Kant ont imaginé un cosmopolitisme universel fondé sur des valeurs communes, cette vision ne suffit pas à englober les identités plurielles qui façonnent les sociétés contemporaines. Appiah, quant à lui insiste sur un cosmopolitisme enraciné où l’attachement à ses propres racines culturelles n’empêche pas l’ouverture à l’autre. Et Bhabha, avec son concept de tiers-espace, suggère que c’est dans l’interaction entre cultures que naît une hybridité.
Toutefois, cette dynamique est difficile à concrétiser à Marseille où la juxtaposition des cultures l’emporte sur l’échange profond. Mais par exemple, le Mucem peut servir de ponts, en rendant visibles les spécificités culturelles tout en offrant un espace de dialogue et d’échange. Toutefois, cela nécessite que l’institution devienne un acteur, capable de réinventer ses pratiques pour créer des rencontres. De même, les expositions peuvent être des leviers puissants, transformant un public passif en un public engagé, prêt à participer à un dialogue interculturel. À chaque échelle, pourrait se jouer un rôle distinct mais complémentaire dans la transformation du cosmopolitisme latent en un cosmopolitisme fort.
Comment réellement transformer les expositions en espaces de dialogue interculturel ? La troisième partie explorera les pistes pour répondre à cette question.
34. Gallica BnF. « Le cosmopolitisme : une antique doctrine », 29 septembre 2022, [en ligne].
Disponible à l’adresse : https://gallica.bnf.fr/blog/29092022/le-cosmopolitisme-une-antique-doctrine?mode=desktop
35. Épictète. Les Entretiens d’Épictète, traduction par Victor Courdaveaux, Paris, Didier, 1862, pages 32 à 36.
36. Comme vu dans la partie 1, l’histoire coloniale de Marseille, les inégalités socio-économiques, ainsi que l’urbanisme fragmenté ont contribué à renforcer des divisions au sein de la population.
37. Toute la Culture. « La tour de Babel : l’histoire derrière le mythe », 9 mai 2023, [en ligne].
Disponible à l’adresse : https://toutelaculture.com/actu/la-tour-de-babel-lhistoire-derriere-le-mythe/
38. Kant, I. (1795). Vers la paix perpétuelle. Paris: PUF.
39. Ibid. page 73.
40. Appiah, K. A. (2006). Cosmopolitanism : Ethics in a World of Strangers. New York: W.W. Norton & Company.
41. Ibid. page 93.
42. Ibid.
43. Mucem. « Connectivités, programme d’exposition et temps forts », [en ligne].
Disponible à l’adresse : https://www.mucem.org/programme/exposition-et-temps-forts/connectivites
44. Entretien avec Manuela Joguet, chargée des publics du champ social et du handicap au Département du développement culturel et des publics au Mucem, le [31 octobre 2024].
45. Bhabha, H. K. (1994). The Location of Culture. London : Routledge.
46. Ibid. page 63.
47. Wacquant, L. (2006) Parias urbains: Ghetto, banlieues, État. Paris, La Découverte, pages 137 à 149.
48. Couture. J & Nielsen. K. « Introduction : Cosmopolitisme et particularisme » Philosophiques, vol. 34, no 1, printemps 2007, p. 3-15, [en ligne].
Disponible à l’adresse : https://www.erudit.org/fr/revues/philoso/2007-v34-n1-philoso1735/015860ar/
49. Bhabha, H. K. (1994). The Location of Culture. London : Routledge.