BACK. Fragment 01.


I. Foisonnement culturel : Marseille, une ville pluriculturelle

           1.1. Les dynamiques historiques de la diversité culturelle


           L’histoire de Marseille en tant que ville cosmopolite commence dès l’Antiquité. Des populations grecques, romaines, et phéniciennes se sont établies dans la cité phocéenne. Ce mélange d’une grande valeur symbolique a jeté les bases d’un héritage que l’on peut encore lire dans la configuration urbaine et sociale de la ville aujourd’hui. (6)

Le XIXe siècle marque une intensification de ce brassage culturel, avec l’arrivée des Italiens, puis, au XXe siècle, des populations venues d’Arménie, d’Afrique du Nord, des Comores, et plus récemment de l’Afrique subsaharienne et de la Syrie. Chaque groupe a apporté ses spécificités linguistiques, religieuses, et culturelles, contribuant à la mosaïque humaine qu’est aujourd’hui Marseille. Comme le souligne Jean-Claude Izzo dans Total Khéops, « à Marseille, on est d’ici et d’ailleurs. » (7). Par cette formule, Izzo traduit un ancrage identitaire multiple, où chaque habitant appartient à Marseille tout en conservant une connexion avec d’autres cultures.


Figure 2. Représentation du port de Marseille et de son ouverture vers la Méditerranée.



Cette vision met en lumière un phénomène qui ne se limite pas à des frontières culturelles nettes, mais qui nous invite à penser la diversité autrement. Dans ce mémoire, nous nous abstiendrons donc, de recourir au terme « communauté », car il ne correspond pas à la réalité marseillaise. Marseille se distingue des autres villes par sa capacité à embrasser une dynamique où les individus sont porteurs de multiples affiliations culturelles.

Toutefois, cette richesse dissimule une réalité plus nuancée. En effet, Michel Samson souligne que le cosmopolitisme marseillais est en grande partie une « apparence » (8) plutôt qu’un mélange des cultures. Dans Marseille en résistances, il décrit la ville comme composée de « villes parallèles » (9), où les différentes populations cohabitent sans interagir, vivant dans des mondes séparés par des barrières invisibles. Chaque groupe développe ses propres réseaux sociaux, économiques et géographiques.


Figure 3 : Représentation des «villes parallèles» et comparaison avec le partage interculturel.


Cette observation révèle une fracture entre la diversité visible et le partage interculturel, limitant le potentiel d’un cosmopolitisme fort.

Pour comprendre cette diversité cloisonnée, il est pertinent d’introduire, la notion de cosmopolitisme fort. Ce terme désigne un état où les cultures interagissent et s’enrichissent mutuellement. Marseille propose plutôt un cosmopolitisme latent (11), défini par Loïc Wacquant comme étant un état dans lequel la diversité est visible et enrichit l’espace urbain sans mener à un dialogue interculturel profond. Nous reviendrons plus en détail sur ces définitions dans la suite du mémoire.

Bien que Wacquant ne se concentre pas sur Marseille dans ses travaux, il apporte une nuance au constat de Samson. Il met l’accent sur la manière dont ces séparations s’inscrivent dans une structure sociale plus large où la diversité culturelle devient un marqueur, mais pas nécessairement un vecteur de lien social. Wacquant souligne que dans des villes comme Marseille, la richesse culturelle est instrumentalisée à des fins symboliques, valorisée pour son esthétique ou sa portée touristique.

Ainsi, là où Samson évoque des cultures qui se côtoient sans s’interpénétrer, Wacquant invite à interroger les mécanismes qui transforment la diversité en un spectacle plutôt qu’en une interaction.

           Ces dynamiques posent la question de savoir si Marseille peut aller au-delà de cette diversité latente pour tendre vers un cosmopolitisme fort. Cette perspective permettra de poser les bases d’un diagnostic et de préparer une réflexion sur le rôle du designer d’exposition. Celui-ci pourrait-il, dans le cadre de ses expositions, faire émerger des interactions entre ces populations ?



           1.2. La vie quotidienne et l’expression culturelle de la diversité


           Il est désormais important de se tourner vers un espace emblématique de la ville : le quartier de Noailles. Parmi les quartiers de Marseille, Noailles se distingue comme un microcosme de la diversité marseillaise. Situé en centre-ville, ce quartier joue un rôle dans la vie quotidienne de ses habitants et reflète l’ampleur des flux migratoires qui ont façonné Marseille. Contrairement aux quartiers Nord, marqués par une marginalisation plus prononcée, Noailles offre une accessibilité et une centralité qui en font un espace majeur.

De plus, des quartiers comme le Cours Julien ou la Belle de Mai, bien qu’animés par une dynamique culturelle, sont marqués par un processus de gentrification. Noailles demeure un espace où la diversité culturelle reste ancrée. Ce choix s’impose donc comme un cadre idéal pour observer l’expression quotidienne du cosmopolitisme.

Le marché de Noailles est surnommé le « ventre de Marseille » et est relié par des artères secondaires. 
Il est remarquable par sa disposition urbaine car il s’agit d’un lieu ouvert, accessible depuis plusieurs points stratégiques de la ville. Les rues sont conçues de manière à favoriser les flux humains continus.



Figure 4 : Localisation du quartier Noailles.


Ce lieu attire des populations variées, qu’il s’agisse d’habitants du quartier ou de visiteurs extérieurs. Les étals offrent un spectacle coloré, regorgeant de produits issus du monde : épices maghrébines, fruits africains, légumes asiatiques, et spécialités comoriennes. Cette abondance témoigne d’une hybridité culturelle, à l’image de Marseille elle-même. Chaque produit raconte une histoire d’exil, de transmission, et d’adaptation. Les commerçants, issus des mêmes origines que leurs produits, vendent des spécialités héritées de leurs ancêtres et d’autres introduisent de nouvelles saveurs au public marseillais.


Figure 5 : Le marché de Noailles.
       


Il est donc impossible de traverser Noailles sans être immergé dans un mouvement incessant de passants, d’acheteurs et de commerçants qui échangent. Cependant, Moussa, résident du quartier, observe : « Ici, tout le monde vient acheter des produits de chez soi, ça rappelle le pays. On vit tous ensemble, mais chacun dans son monde. » (12). Ce témoignage illustre le paradoxe d’un espace accueillant mais où les interactions restent superficielles.

En effet, Michel Samson et Michel Peraldi, insistent sur le rôle ambivalent de Noailles : le quartier ne dépasse pas le stade de la cohabitation. Lieu de passage et d’échange marchand, il témoigne des richesses culturelles de Marseille tout en soulignant les limites des interactions qu’un tel espace peut offrir. Les auteurs évoquent le quartier comme une scène où les identités culturelles se montrent, mais où le cadre marchand impose un rythme et des interactions fugaces. Pour eux, Noailles illustre l’idée que les lieux de rencontre ne garantissent pas des relations profondes, surtout lorsque la structure même de l’espace est dominée par une logique économique et fonctionnelle. 

Les observations de Fatima, commerçante, renforcent ce constat : « Les gens viennent d’abord parce qu’ils retrouvent ce qu’ils connaissaient au pays. Mais il n’y a pas d’échanges avec ceux qui ne sont pas d’ici. » (13). Cet usage du quartier comme lieu de mémoire et de reproduction culturelle souligne l’importance du marché comme espace de continuité avec les origines.

D’autre part, l’analyse de Noailles met en évidence un potentiel inexploité. Le quartier présente toutes les conditions pour devenir un espace de dialogue interculturel profond : son accessibilité, sa centralité et la diversité des publics qui le fréquentent. Pourtant, ce potentiel reste en grande partie latent. L’agencement urbain ne favorise pas la création de lieux de rencontre véritables. La densité des rues, la multiplication des commerces, et l’absence d’espaces de pause ou de convivialité (comme des places publiques ou des espaces de loisirs) créent une dynamique de circulation plus que de rencontre.

Le témoignage de Moussa, déjà cité, met en lumière cette lacune : « Les voisins se disent bonjour, mais ça s’arrête là. Il manque des endroits où on pourrait vraiment discuter, passer du temps ensemble. » (14)

           Ces observations montrent que bien que Noailles soit un espace de rencontre au sens physique, il n’en demeure pas moins un lieu où les échanges interculturels ne se produisent que rarement. Mais pourquoi Noailles ne parvient-il pas à transcender ce stade de cohabitation ?




II. Cloisonnement culturel : limites à la rencontre des cultures

           2.1. Fragmentation urbaine et sociale

           Bien que Loïc Wacquant et David Harvey ne se soient penchés sur Marseille, leurs analyses de Chicago ou Baltimore offrent des outils pour comprendre les mécanismes de ségrégation à l’œuvre dans la cité phocéenne.

Loïc Wacquant développe le concept d’enclaves ethniques et de territorialisation de la pauvreté (15). Ces espaces ne sont pas simplement des lieux où des populations spécifiques cohabitent par affinité culturelle. Ils sont le produit d’une dynamique systémique d’exclusion. Selon Wacquant, ces quartiers fonctionnent comme des « prisons à ciel ouvert » (16), où les habitants, limités par des contraintes économiques et sociales, sont isolés physiquement et symboliquement. Ils se retrouvent coupés des circuits économiques et sociaux dominants, ce qui perpétue leur marginalisation.


Figure 6 : Source Insee, données de 2022.


Dans le contexte marseillais, les quartiers Nord et des zones comme Noailles (bien que situés en centre-ville), sont décrits comme des espaces de relégation. Ici, la pauvreté se territorialise : près de 40% des habitants vivent sous le seuil de pauvreté, bien au-dessus de la moyenne nationale qui avoisine les 15% (17). Ces chiffres révèlent un écart socio-économique et une stratification urbaine marquée, où les quartiers populaires sont associés à une identité culturelle ou ethnique.

Wacquant met aussi en lumière le rôle des politiques publiques dans la création de ces enclaves. Les politiques de zonage visent à contenir les populations précaires dans des espaces spécifiques sous prétexte de réhabilitation ou de rénovation. Les populations sont piégées dans des cycles de marginalité, où le territoire devient à la fois un refuge et une barrière. Cette dynamique se reflète dans des événements comme l’effondrement des immeubles rue d’Aubagne, en 2018. Cet incident a révélé l’état de délabrement des infrastructures, à Noailles mais aussi l’inaction des pouvoirs publics face à des conditions de vie indignes. En effet, les politiques de rénovation urbaine se limitent à des interventions superficielles ou à des projets de gentrification, qui expulsent les populations initiales sans résoudre leurs problèmes structurels. Cette marginalisation a donc des conséquences sur le tissu social.

En parallèle, Harvey explique dans Social Justice and the City (18), que dans les villes capitalistes, l’espace urbain est structuré par des logiques de rentabilité, reléguant les populations les plus précaires dans des espaces peu valorisés économiquement. À Marseille, cela se traduit par des politiques de logement qui favorisent la concentration des populations pauvres dans certains secteurs, tout en laissant le centre-ville, comme le 8e arrondissement ou le 7e, épargnées par ces dynamiques.

De plus, l’INSEE révèle que Marseille est l’une des villes les plus inégalitaires de France (19). Prenons l’exemple des quartiers Nord, qui figurent parmi les zones les plus marginalisées de la ville. Ces quartiers concentrent des populations issues de l’immigration, souvent dans des logements sociaux. Environ 60% (20) des logements sociaux de Marseille se trouvent ici. À l’inverse, les quartiers Sud voient leurs prix immobiliers grimper, excluant de facto les classes populaires.

Les travaux de Harvey montrent que cette fragmentation n’est pas un phénomène passif : elle est reproduite par des choix politiques. Les espaces jugés stratégiques économiquement bénéficient de lourds investissements, tandis que les quartiers défavorisés sont laissés à l’abandon. De ce fait, les projets de rénovation tels que Euroméditerranée, visent à transformer des zones populaires en espaces attractifs pour les classes supérieures. Cette politique produit une cartographie urbaine inégalitaire, où certaines zones deviennent des vitrines de modernité, tandis que d’autres restent figées dans la précarité.

           Ainsi, Noailles, bien que central, incarne cette tension entre une diversité héritée et une marginalité persistante, révélant les limites d’un modèle urbain où cohabitation ne rime pas toujours avec interaction.



           2.2 Les obstacles : barrières culturelles et linguistiques

           Concentrons-nous sur les obstacles culturels et linguistiques qui freinent l’émergence d’un cosmopolitisme fort. Ces barrières, bien qu’intangibles, jouent un rôle dans le cloisonnement des populations.

Revenons à Noailles : une part significative de sa population, notamment les migrants (21), rencontre des difficultés dans la maîtrise du français. Comment peut-on s’ouvrir à d’autres horizons si la première condition d’échange n’est pas partagée ? Cela constitue un obstacle pour les interactions quotidiennes, mais aussi pour l’accès aux institutions culturelles. Comme l’a souligné Leila : « Mon père ne parle que l’arabe. Il se débrouille pour les courses, mais il ne comprend rien à ce qui se passe autour. » (22). Ne pas parler la langue dominante signifie ne pas accéder pleinement à l’espace public et à ses ressources.

Cette fracture se reflète dans des données. Selon le ministère de la Culture, moins de 10 % (23) des visiteurs des institutions nationales en France proviennent des quartiers populaires. Est-ce uniquement en raison de cette barrière linguistique ? À Marseille, malgré l’entrée gratuite dans certaines institutions, des offres pour les personnes avec des faibles revenus ou des programmes de médiation culturelle, la participation reste faible.

Dans les quartiers populaires de Marseille, le capital culturel (24), concept développé par Pierre Bourdieu, joue un rôle dans la compréhension des inégalités d’accès à la culture. Ce capital, qui inclut les connaissances, les compétences et les codes nécessaires pour interagir avec des institutions, est faible dans ces zones, contribuant à la marginalisation culturelle de leurs habitants.
Selon Bourdieu, le capital culturel se transmet principalement par la famille et le système éducatif. Or, dans les quartiers populaires, les familles disposent d’un capital culturel faible. Cette situation est aggravée par des taux élevés de décrochage scolaire (25) et un accès limité aux pratiques culturelles en dehors du cadre académique.



Figure 7 : Part des non diplômés parmi les 15-24 ans non scolarisés, source Insee, données de 2020.


L’absence de ce capital limite donc la capacité des habitants à se sentir légitimes dans des lieux considérés comme élitistes comme les musées ou les opéras. Ce phénomène n’est pas qu’une question de coût ou de distance géographique, mais relève d’un habitus, ce système de dispositions intériorisées qui guide les comportements individuels. Pour beaucoup, fréquenter ces lieux culturels peut susciter une forme d’anxiété sociale, liée à la peur de ne pas comprendre.

À Marseille, plusieurs initiatives cherchent à combler ce fossé entre les habitants et les institutions. Nous pouvons citer les ateliers de quartier de l’Alhambra, qui visent à démocratiser l’accès au cinéma ou les actions de Rue d’Aubagne Quartier Libre, qui organisent des événements artistiques dans l’espace public. Des structures comme L’ADDAP 13 s’engagent également à proposer des projets culturels dans les rues de Noailles.

Centrons-nous sur L’ADDAP 13 (26). En proposant des ateliers (des ciné-débats, des ateliers créatifs ou des rencontres avec des professionnels), l’association transforme des lieux de passage en espaces d’échange culturel. Les participants, souvent issus de l’immigration, y trouvent un moyen d’expression éloigné des cadres institutionnels. Ces initiatives rencontrent un engouement local, démontrant un besoin criant de culture de proximité. Pourtant, malgré leur succès ponctuel, elles peinent à créer des dynamiques pérennes. Pourquoi ?
Cela tient en partie à des contraintes structurelles : les financements sont limités, ce qui empêche la continuité des projets. De plus, ces initiatives restent isolées, faute de coordination avec les institutions de la ville. Elles manquent de visibilité pour s’inscrire dans le paysage culturel, toucher un public élargi et favoriser une ouverture à d’autres cultures que celles des participants locaux.

           Ces observations permettent de répondre à la question soulevée en 1.2 : pourquoi Noailles ne parvient-il pas à transcender ce stade de cohabitation ? Les racines de ce phénomène résident dans les difficultés économiques, la ségrégation spatiale et un capital culturel limité. Ces facteurs sont amplifiés par une politique culturelle qui reste principalement axée sur les élites. Dès lors, comment ces barrières pourraient être surmontées ? Quel rôle peuvent jouer les institutions ?



III. Institutions culturelles : une opportunité sous-exploitée

           3.1. Le rôle de la culture et des institutions

           Situé à l’entrée du Vieux-Port, à quelques encablures de Noailles, le Mucem se revendique comme un lieu de dialogue entre les cultures méditerranéennes depuis 2013, à l’occasion de Marseille Capitale Européenne de la Culture.



Figure 8. Localisation du Mucem par rapport au quartier Noailles.



Son projet repose sur l’idée que la Méditerranée est un carrefour d’échanges et de conflits façonnant des identités plurielles. Le musée se veut donc un prolongement de cette réalité, avec l’ambition d’être un pont entre ces populations. Onze ans plus tard, quel bilan peut-on tirer de cette ambition ?

Sa mission est d’aborder des thèmes qui résonnent avec la composition sociale de Marseille : l’alimentation, les traditions orales, les migrations. Par exemple, l’exposition Le Grand Mezzé (27) aborde les pratiques alimentaires méditerranéennes, un sujet qui traverse toutes les populations locales. Les pratiques culinaires y sont explorées comme des vecteurs de transmission culturelle, de lien social, mais aussi de pouvoir.
Cependant, comme l’a souligné Manuela Joguet (28), chargée des publics au Mucem, le musée ne se contente pas de recevoir ces récits : il va les chercher sur le terrain. Les équipes organisent des ateliers collaboratifs dans différents quartiers, comme à Noailles, où elles recueillent les témoignages des habitants sur leurs pratiques culturelles. Ces échanges nourrissent les expositions du musée, mais aussi des projets hors les murs.



Figure 9. Livret d’exposition.


En effet, l’un des projets liés à Le Grand Mezzé est l’exposition Pour tous les goûts, qui a circulé dans des quartiers marseillais pour finir au musée. Ce projet a été conçu pour aller à la rencontre des publics, dépassant le cadre physique du musée. La restitution, avec des livrets où figurent des gestes culturels comme celui de rouler la semoule, illustre l’effort d’intégration des contributions locales.


Figure 10. Pour tous les goûts, projet hors les murs.
       

Malgré ces efforts, une part importante du budget du Mucem est allouée aux expositions permanentes, tandis que les activités participatives reçoivent des ressources plus modestes. Ce déséquilibre, conjugué à un manque de communication, limite la visibilité de ces initiatives. Comme le souligne Manuela, une grande partie de ces projets reste méconnue du grand public.
Le Mucem se retrouve dans une position paradoxale : bien qu’il mène des actions de proximité, il peine à attirer les publics des quartiers populaires dans ses murs. Cela illustre un décalage entre l’ambition d’un dialogue interculturel et la réalité d’une institution perçue comme élitiste.

En effet, l’institution attire surtout un public favorisé, souvent touristique, éloigné des réalités des habitants de quartiers comme Noailles. Cette déconnexion pose une question : l’institution peut-elle représenter ces populations populaires ? Les actions du Mucem doivent s’attaquer à une barrière culturelle, que Pierre Bourdieu décrit comme la conséquence d’un capital culturel inégal. L’architecture prestigieuse, la scénographie soignée et la présentation des œuvres sous vitrines, peuvent apparaître intimidantes pour ceux qui n’ont pas l’habitude de fréquenter ces lieux.


Figure 11. Représentation de la distance entre le Mucem et les habitants Noailles.


Le risque est que le musée renforce des stéréotypes en plaçant ces cultures sous une lumière folklorisante. Ce terme désigne une représentation de certaines cultures qui les réduit à des clichés, détachées de leur contexte d’origine. Au lieu de favoriser ces échanges, l’exposition devient un espace d’observation, où le visiteur est spectateur d’une culture « autre ».

Malgré cela, certaines initiatives tentent de rendre ces institutions plus inclusives. Le Théâtre de La Criée, situé également près de Noailles, se présente comme un espace de création et d’ouverture culturelle. Un exemple est le projet Nos Héroïnes (29), mené avec la Compagnie des Passages. Ce projet, en collaboration avec des habitantes, met en lumière des figures féminines oubliées de l’histoire. Il inclut des ateliers de théâtre et de danse où les participantes explorent ensemble des thèmes sociétaux, au sein même de l’institution.


Figure 12. Nos Héroïnes à La Criée.


Ce type d’initiative dépasse la mise en scène : il crée un espace où des voix diverses peuvent s’exprimer et être entendues, tout en permettant aux participantes de collaborer avec des artistes professionnels. Les résultats de ce travail sont ensuite présentés sur scène, ce qui offre au public une perspective enrichie sur les réalités locales et globales.

Toutefois, malgré ces efforts, ces actions suffisent-elles à fidéliser ce public et à transformer durablement leur rapport au théâtre ? L’enjeu ici est double. Ces ateliers offrent un cadre où des rencontres peuvent avoir lieu, mais d’autre part, ils peinent à s’inscrire dans une dynamique continue. Une fois l’atelier terminé, les interactions entre les participants et l’institution s’estompent. De plus, bien que La Criée tente de diversifier son public, il reste difficile d’attirer en masse les habitants des quartiers marginalisés, qui peuvent percevoir ce lieu comme distant. La barrière culturelle évoquée dans le cas du Mucem se retrouve ici : bien que les portes soient ouvertes, le sentiment d’appartenance à ces espaces reste limité pour une partie de la population.

           Il est important de souligner que créer des ponts interculturels est un défi, particulièrement dans une ville marquée par des clivages aussi profonds que ceux de Marseille. Les efforts du Mucem et de La Criée témoignent d’une volonté de changement, mais ils montrent aussi les limites auxquelles sont confrontées les institutions.




           3.2. Exposition et cosmopolitisme : Quels espaces pour quelles rencontres ?


           La question de l’exposition comme vecteur de rencontre interculturelle s’inscrit dans une réflexion plus large sur le rôle des institutions dans la société. Les expositions sont perçues comme des lieux de diffusion du savoir et de la culture, mais elles peuvent également devenir des plateformes pour le dialogue interculturel. D’après Richard Sandell dans Museums, Society, Inequality (30), les musées et expositions ont la capacité de réduire les inégalités en favorisant un accès équitable à la culture. Mais la question que l’on peut se poser est de savoir si ces espaces permettent une rencontre entre les cultures ou si leur structure même limite ces échange.
Il convient donc de distinguer deux types d’exemples, hors Marseille : les institutions qui par leur programmation, cherchent à inviter les visiteurs à interagir ; et les expositions qui placent le cosmopolitisme au cœur de leur sujet.

Le 104-Paris est un exemple d’institution cherchant à briser les barrières sociales à travers des initiatives participatives (31). Situé dans le 19e arrondissement, il s’agit d’un lieu traversant, ouvert sur le quartier. Cette accessibilité physique joue un rôle : il est facile d’y entrer, que ce soit pour des visiteurs réguliers ou des passants curieux. L’établissement a fait de l’inclusion et de la mixité ses priorités, en misant sur des programmes participatifs tels que les ateliers ouverts. Ces ateliers permettent à des personnes de tous horizons—artistes, habitants locaux, ou visiteurs—de se rencontrer et de collaborer autour de projets artistiques variés.


Figure 13. L’atelier de battle hip-hop/salsa au 104.


   
Un atelier typique peut impliquer une vingtaine de participants, explorant ensemble des mouvements chorégraphiques. L’atelier de battle hip-hop/salsa en est un exemple. L’intérêt ici réside dans la confrontation de deux cultures de danse : l’une, enracinée dans les traditions latines, l’autre, profondément urbaine. L’atmosphère informelle et accessible permet de créer un cadre où chacun peut s’exprimer, rendant l’expérience inclusive tout en encourageant des échanges spontanés.

À Marseille, des initiatives similaires à celles du 104, bien que louables, rencontrent des obstacles. Comme l’indique Manuela Joguet, ce type d’ateliers lorsqu’ils sont organisés au sein d’institutions, comme le Mucem, peine à attirer un public diversifié. 
En dépit de leur intention d’ouvrir des espaces d’échange, ces projets restent en surface et n’incitent pas à une prise de conscience interculturelle.

Au-delà des institutions, certaines expositions abordent la question du cosmopolitisme, comme l’exposition Cosmopolis #1 : Collective Intelligence (32) au Centre Pompidou. Ce format, inédit rassemble des collectifs d’artistes venus de divers pays, chacun apportant des pratiques artistiques, allant de la performance aux installations vidéo. Les artistes exploraient des questions comme la migration et les inégalités sociales.


   
Figure 14. Cosmopolis #1 : Collective Intelligence.



En concevant Cosmopolis, le Centre Pompidou met en lumière une pluralité de médiums et de points de vue, permettant un accès plus ouvert et diversifié aux cultures artistiques. Pendant deux mois, les visiteurs peuvent participer en tant que spectateurs et acteurs d’événements variés : discussions, conférences, lectures, et performances s’ajoutent aux installations permanentes. Les artistes résidents développent leurs œuvres en interaction avec le public et le contexte local. Par ce biais, Cosmopolis crée un espace où artistes et visiteurs sont invités à dialoguer dans les ateliers et les résidences d’artistes.
Cependant, après avoir discuté de cette exposition avec Manuela, certaines limites ressortent, similaires à celles du 104 : « En l’état, même si ces expositions posent des questions importantes, leur impact est limité aux cercles déjà sensibilisés. Les populations plus éloignées culturellement ou géographiquement n’osent pas toujours franchir les portes du Centre Pompidou. » (33).

Elle insiste sur le fait que demander au public de se déplacer vers une institution, avec tout ce que cela implique en termes de coût, de temps et d’effort, constitue une barrière.

           Ainsi, si le 104 ou des expositions comme Cosmopolis montrent qu’il est possible de créer des espaces propices aux échanges, il reste du chemin à parcourir pour qu’ils deviennent des lieux où les cultures dialoguent et se transforment mutuellement.



Conclusion

           Cette première partie a mis en lumière les enjeux du cloisonnement culturel à Marseille. Nous avons vu comment l’histoire coloniale, les inégalités socio-économiques, ainsi que l’urbanisme fragmenté ont contribué à renforcer des divisions au sein de la population. Malgré la richesse de la ville, les habitants peinent à se rencontrer, se repliant sur des espaces géographiques et symboliques distincts.

Bien que les institutions et les associations cherchent à favoriser le dialogue et l’inclusion, elles rencontrent des difficultés à remplir ce rôle dans la réalité. Le Mucem, Le Centre Pompidou et La Criée, par leur image perçue comme élitiste, attirent principalement un public issu des classes favorisées, laissant une partie des populations locales à l’écart. Ce phénomène limite le dialogue interculturel.
Cependant, il ne faut pas sous-estimer la complexité de la tâche. Les populations peuvent ne pas être prêtes à se rencontrer, en raison de barrières sociales, économiques, voire culturelles qui les séparent.

Ce constat nous amène à interroger la notion même de cosmopolitisme : n’y a-t-il pas différents degrés et différentes qualités de cosmopolitisme culturel ? Ne faut-il pas viser un mode de cosmopolitisme convenant à Marseille ? Autant de pistes qui guideront notre réflexion.



6. Yvan Gastaut. « Marseille cosmopolite après les décolonisations : un enjeu identitaire », Cahiers de la Méditerranée n°67, 2003. [en ligne].
Disponible à l’adresse : https://journals.openedition.org/cdlm/134

7. Izzo, J.-C. (1995). Total Khéops. Paris : Gallimard.

8. Samson, M & Peraldi, M. (2020). Marseille en résistances. Paris : La Découverte, page 46 à 49.

9. Ibid. page 47.

10. Ibid.

11. Wacquant, L. (2006) Parias urbains: Ghetto, banlieues, État. Paris, La Découverte, pages 137 à 149.

12. Témoignages d’habitants recueillis dans le quartier Noailles lors d’une enquête de terrain, [octobre 2024].

13. Ibid.

14. Ibid.

15. Wacquant, Loïc. (2006) Parias urbains: Ghetto, banlieues, État. Paris, La Découverte, pages 123.

16. Ibid. page 125.

17. Ritimo. « À Marseille, des quartiers nord oubliés et isolés ». [en ligne].
Disponible à l’adresse : https://www.ritimo.org/A-Marseille-des-quartiers-nord-oublies-et-isoles
Selon l’Insee, le taux de pauvreté correspond à la proportion d’individus dont le niveau de vie est inférieur pour une année donnée à un seuil exprimé en euros, dénommé seuil de pauvreté. En 2015, le seuil de pauvreté s’établit à 609 euros par mois pour une personne seule.

18. Harvey, D. (1973) Social Justice and the City. Athens, University of Georgia Press. 
Dans cet ouvrage, Harvey démontre comment les inégalités économiques, exacerbées par le capitalisme, se reflètent dans la structure des villes, créant des inégalités spatiales.

19. INSEE. France, portrait social – Édition 2021. [Fichier PDF]. 
Disponible à l’adresse : https://www.insee.fr/fr/statistiques/fichier/5040030/FET2021.pdf

20. Ibid.

21. INSEE. « Maîtrise de la langue française selon le profil migratoire », [en ligne].
Disponible à l’adresse : https://www.insee.fr/fr/statistiques/6793258?sommaire=6793391
Selon l’INSEE, 47 % des immigrés maîtrisent le français à l’oral.

22. Témoignages d’habitants recueillis dans le quartier Noailles lors d’une enquête de terrain, [octobre 2024].

23. DEPS (Département des études, de la prospective et des statistiques). « Chiffres clés – Statistiques de la culture 2023 ». [Fichier PDF], page 39.

24. Érudit. « Le capital culturel selon Pierre Bourdieu », Sociologie et sociétés, 2018, vol. 50, no 1, p. 209. [en ligne]
Disponible à l’adresse : https://www.erudit.org/fr/revues/socsoc/2018-v50-n1-socsoc04838/1063697ar.pdf

25. Ministère de l’Éducation nationale. « Atlas académique des risques sociaux et de l’échec scolaire – Aix-Marseille », Depp-Céreq, 2016, [en ligne]. 
Disponible à l’adresse : https://www.education.gouv.fr/sites/default/files/imported_files/document/Depp-Cereq-2016-Atlas-academique-risques-sociaux-echec-scolaire-Aix-Marseille_625069.pdf
Dans les quartiers populaires de Marseille, plus de 50 % des 45-54 ans sont non diplômés, contre 28,2 % au niveau national. Chez les 15-24 ans non scolarisés, la part des non diplômés dépasse 40 % dans les 3e, 14e et 15e arrondissements, un taux nettement supérieur à la moyenne nationale.

26. ADDAP 13. « Projet pédagogique 2024 : Équilibre », [en ligne].
Disponible à l’adresse : https://www.addap13.org/Projet-pedagogique-2024-Equilibre.html

27. Mucem. « Le Grand Mezzé, programme d’exposition et temps forts », [en ligne].
Disponible à l’adresse : https://www.mucem.org/programme/exposition-et-temps-forts/le-grand-mezze

28.  Entretien avec Manuela Joguet, chargée des publics du champ social et du handicap au Département du développement culturel et des publics au Mucem, le [31 octobre 2024]. 
Cet échange a permis d’approfondir l’analyse du Mucem, en ce qui concerne les enjeux d’accessibilité pour les différentes populations.

29. Théâtre La Criée. « Nos héroïnes, programmation 2023-2024 », [en ligne].
Disponible à l’adresse : https://theatre-lacriee.com/programmation/evenements/2023-2024/nos-heroines

30. Sandell, R. (2002) Museums, Society, Inequality. London: Routledge.

31. Slideshare. « Une redéfinition de l’espace culturel : Paris, l’exemple du Centquatre », 2014, [en ligne]
Disponible à l’adresse : https://fr.slideshare.net/slideshow/une-redfinition-de-lespace-culturel-paris-lexemple-du-centquatre/30618437

32. Slash Paris. « Cosmopolis #1 : Intelligence Collective », [en ligne]. 
Disponible à l’adresse : https://slash-paris.com/fr/evenements/cosmopolis-1-collective-intelligence

33. Entretien avec Manuela Joguet, le [31 octobre 2024].